Chapitre III

Temps de résidence moyen

 
I. Théorie des moments statistiques
 
En 1978, l’américain Cutler d’une part et les japonais Yamaoka, Nakagawa et Uno d’autre part appliquaient la théorie des moments statistiques à la pharmacocinétique, bien que le principe en ait été énoncé avant (Sheppard, 1962 ; Atkins, 1969 ; Shipley et Clark, 1972). La procédure issue de cette théorie permet d’estimer le temps moyen passé par une molécule dans un système et dans chacun des compartiments du système. En effet pour un système mono-compartimental (Introduction Fig. 7 et 8) le temps moyen désigné par MRT (Mean Residence Time) passé par une molécule de marqueur ou de marqué dans le système est
MRT = 1/k01 III-1
correspondant à la disparition de 63.21 % des molécules présentes au temps t = 0. En effet ce qui reste du marqueur après un temps t égal à MRT ne représente que
du contenu initial, III-2
et 63,21 % (=100-36,79) des molécules ont bel et bien disparu.

Supposons par exemple que chez un homme adulte le volume aqueux corporel soit de 40 litres et que la masse d’eau échangée quotidiennement avec l’extérieur (boissons, aliments, urines, transpiration, expiration) soit de 2,88 litres. La constante de renouvellement de l’eau corporelle K1 (= k01), en admettant un système mono-compartimental, vaut donc 2,88 / 40 = 0,072 / jour ou 7,2 % / jour. Cela signifie que sur 100 molécules d’eau présentes à un instant donné 7,2 molécules auront disparu 24 heures plus tard. Une molécule d’eau va donc séjourner dans le corps pendant 100 / 7,2 = 13,9 jours en moyenne. Ce mode d’expression est plus facile à comprendre que les % / unité de temps exprimant les constantes de transfert que nous avons examinées jusqu’à présent.

Par comparaison, la demi-vie (t½ = ln2 / k01) du marqueur dans le système est de 9,63 jours et représente le temps moyen nécessaire pour que la moitié du marqueur disparaisse. Nous n’utiliserons que très accessoirement la demi-vie.

II. Moments statistiques pour un système pluri-compartimental
 
Considérons la théorie des moments statistiques appliquée à un système tel que celui de l’eau réduit à deux compartiments (voir chap. II) pour lequel K1 = 2,2775 / heure, somme de k01 = 0,008576 / h et de k21 = 2,2689 / h ; k12 = K2 = 1,2198 / h (Tab. II-2).

Par analogie avec la réciproque de la constante unique de renouvellement pour un système mono-compartimental et par extension du concept, le temps de résidence moyen d’une molécule d’eau dans le système à 2 compartiments est, d’une certaine manière, la réciproque de l’ensemble des constantes de transfert (Matis et al., 1985). Or ces constantes sont regroupées dans une matrice [-K] tirée du modèle mathématique élaborée au chapitre II (équations II-39-41) :

dq1/dt = -( k01 + k21) q1 + k12 q2

dq2/dt = +k21 q1 – k12 q2

III-3
III-4
dont le déterminant |-K| = k01 k12 = a b. Cette matrice ressemble à la matrice [A] de l’équation II-41 du chapitre II utilisée pour l’élaboration des transformées de Laplace du modèle mathématique, à ceci près que la variable ‘s’ dans la diagonale de [A] a été supprimée pour obtenir [-K].

L’inverse de la matrice [-K] donne :

III-5
Chaque élément de cette matrice [–K]-1 exprime le temps de résidence moyen Trij d’une molécule dans un compartiment (l’indice i fait référence au compartiment pour lequel Tr est estimé et l’indice j au compartiment dans lequel le marqueur a été injecté), ce qui permet de simplifier l’équation III-5 et de la généraliser à des systèmes plus complexes à 3 compartiments par exemple :
III-6
De l’examen des indices i et j il ressort que l’emplacement des Tr dans la matrice [–K]-1 est une indication importante. En effet

a) les éléments Tr11, Tr21 et Tr31 de la première colonne représentent les temps de résidence moyens du marqueur respectivement dans les compartiments 1, 2 et 3 après injection du marqueur dans le compartiment 1. De même pour les éléments Tr12, Tr22 et Tr32 de la deuxième colonne mais après injection du marqueur dans le compartiment 2. Le raisonnement serait identique pour les éléments Tr13, Tr23 et Tr33 d’une troisième colonne mais après injection du marqueur dans un compartiment 3. Et ainsi de suite en fonction du nombre de compartiments du système.

b) La somme des éléments d’une colonne (S Trij) exprime le temps de résidence moyen ou MRTj d’une molécule dans l’ensemble du système avant de le quitter définitivement (l’indice j de MRTj fait référence au compartiment dans lequel le marqueur a été injecté).

Après injection dans le compartiment 1 (j = 1) :

Tr11 = 116,60 heures (~ 5 jours)

Tr21 = 216,89 heures (~ 9 jours)

MRT1 = 333,49 heures (~13,9 jours)

III-7
Après injection dans le compartiment 2 (j = 2), en supposant que cela soit possible :
Tr12 = 116,60 heures

Tr22 = 217,71 heures (45 min de plus qu’après injection dans le compartiment 1)

MRT2 = 334,31 heures.

III-8
Que le temps Tr22 soit plus long que le temps Tr21 s’explique par le fait qu’après injection dans le compartiment 1, une partie du marqueur quitte le système sans atteindre le compartiment 2. Après injection dans le 2ème compartiment les deux compartiments sont obligatoirement traversés par toutes les molécules. Observons que MRT1 est identique au temps de résidence moyen MRT estimé à partir du système eau à 1 seul compartiment (premier paragraphe de ce chapitre), ce qui justifie la prise en compte de l’ensemble des constantes de transfert pour le calcul des MRTs (éq. III-4).

La méthode basée sur la théorie des moments statistiques a donc permis de définir les temps de résidence moyens de l’eau dans les liquides extra et intracellulaire et dans l’ensemble du système. Mais on peut aussi calculer le temps de transit moyen ou MTTi (Mean Transit Time) dans un compartiment donné à chaque passage de la molécule. C’est l’inverse de la constante de renouvellement Ki de ce compartiment, l’indice i faisant référence à ce compartiment :

MTT1 (dans le comp. 1) = 1 / K1 = 1 / (k01+k21) = 0,439 heure (~27 min)

MTT2 (dans le comp. 2) = 1 / K2 = 1 / k12 = 0,820 heure (~50 min).

III-9
Cela signifie qu’une molécule d’eau mettra en moyenne 27 minutes pour traverser le compartiment central et 50 minutes pour traverser le 2ème compartiment.

Connaissant pour chaque compartiment le temps de séjour moyen Tr et la durée du transit MTT le nombre moyen Nij de passages effectués par une molécule dans chacun des compartiments avant de quitter définitivement le système est obtenu en calculant le rapport Tr / MTT (= temps de séjour / temps de transit) :

Tableau III-1 : Nombre moyen de passages d’une molécule de marqueur dans chacun des compartiments (cpt 1 ou 2), après injection d’eau tritiée dans l’un ou l’autre des 2 compartiments du système.

Nombre de passages dans

le cpt 1

le cpt 2

Après injection

dans le cpt 1

N11=265,6

N21=264,6

Après injection

dans le cpt 2

N12=265,6

N22=265,6

Pour les mêmes raisons que celles évoquées à propos des différences entre les Tr , il y a moins de passages dans le compartiment 2 après injection dans le compartiment 1 qu’après injection dans le compartiment 2. Dans le cas de l’eau corporelle, même si ces différences sont réelles, on peut sans grand risque les considérer comme négligeables.

Les injections de marqueur dans les compartiments périphériques sont techniquement difficiles à réaliser, voire impossibles. En outre la raison d’être d’un marqueur en analyse de flux métaboliques est de suivre le plus étroitement possible le comportement du marqué. Or entrée et sortie d’eau stable par rapport à l’extérieur ne concernent que le compartiment central (compartiment 1). Injecter le marqueur dans les compartiments périphériques ne présente qu’un intérêt théorique puisqu’ils ne sont pas en relation directe avec l’extérieur. En fait les renseignements acquis en injectant le marqueur dans le compartiment 2 (ou 3) concernent le marqueur et non le marqué. Il en serait tout autrement si de l’eau entrait directement de l’extérieur dans le compartiment 2, mais ce n’est pas le cas. Par conséquent seuls les éléments de la première colonne de la matrice [–K-1] apportent des informations sur le comportement physiologique de l’eau corporelle.

Avec le modèle à 3 compartiments on va pouvoir définir les temps de résidence moyens de l’eau dans le plasma et le liquide interstitiel. Partons des équations différentielles linéaires pour établir la matrice [– K] et sont inverse – [K]-1:

dq1/dt = -K1 q1 + k12 q2

dq2/dt = +k21 q1 -K2 q2 + k23 q3

dq3/dt = +k32 q2 -K3 q3

III-10
III-11
dont le déterminant |– K| = k01 k12 k23 = a b c. La matrice inverse [-K]-1 est :

III-12
La éléments de la matrice [–K]-1 ont été identifiés plus haut (éq.III-6) en termes de temps de résidence Trij.

Reprenons les paramètres de référence du modèle eau à 3 compartiments (voir Intro. et chap. II) :

Q1 = 3 litres

Q2 = 12 litres

Q3 = 25 litres

K1 = 52,04 / h (flux de renouvellement de l’eau plasma. : 3746,88/24 = 156,12 l/h)

k01 = 0,04 / h (flux d’élimination de l’eau totale : 2,88/24 = 0,12 l/h)

k21 = 52 / h (flux du plasma au liquide interstitiel : 3744/24 = 156 l/h)

K2 = 15,75 / h (flux de renouvellement de l’eau interstitielle : 4536/24 = 189 l/h)

k12 = 13 / h (flux du liquide interstitiel au plasma : 3744/24 = 156 l/h)

k32 = 2,75 / h (flux du liquide interstitiel aux cellules : 792/24 = 33 l/h)

K3 = k23 = 1,32 / h (flux de renouvellement de l’eau cellulaire : 792/24 = 33 l/h)

III-13
Le temps de transit moyen d’une molécule d’eau dans chaque compartiment est :
MTT1 = 1/K1 = 0,019216 h (~1,15 min)

MTT2 = 1/K2 = 0,063492 h (~3,8 min)

MTT3 = 1/k23 = 0,757576 h (~45,5 min).

III-14

Tableau III-2 : Temps de résidence moyen Trij (heures).

Nombre moyen Nij de passages dans les compartiments désignés par l’indice i.

Temps de résidence moyen dans le système, MRTj (heures).

L’indice j désigne le compartiment dans lequel le marqueur a été injecté.

Injection

dans le cpt 1

dans le cpt 2

dans le cpt 3

Tr11...13 (cpt 1)

25 h

25 h

25 h

Tr21...23 (cpt 2)

100 h

100.077 h

100,077 h

Tr31...33 (cpt 3)

208.333 h

208.494 h

209.251 h

N11...13 (cpt 1)

1310

1310

1310

N21...23 (cpt 2)

1575

1576

1576

N31...33 (cpt 3)

275.0

275.2

276.2

MRT1...3

333.491 h

333.571 h

334.328 h

Les résultats du tableau III-2 obtenus après injection d’eau tritiée dans le compartiment central concernent à la fois le marqueur et le marqué. On peut donc les qualifier de physiologiques. Les informations acquises après injection du marqueur dans les compartiments périphériques sont pharmacologiques puisqu’elles ne représentent que le comportement du marqueur. Comme on l’a déjà noté pour le système à 2 compartiments (Tab. III-1) le marqueur s’attarde d’autant plus dans le système que le compartiment d’injection est plus éloigné du compartiment central.

Exercice : Calcul des moments statistiques pour un système à 3 compartiments.

En résumé, la "théorie des moments statistiques" permet d’estimer le temps passé par une molécule dans chacun des compartiments d’un système et le nombre de passages de cette molécule dans chacun de ces compartiments. La durée de séjour dans le système, avant élimination définitive, est la somme algébrique des durées de séjour dans chacun des compartiments.

III. De l’usage des Temps de Résidence Moyens en pharmacocinétique et analyse des flux métaboliques
 
Il est exclus de présenter ici toutes les applications que trouvent les MRTs en pharmacocinétique. Pour illustrer la manière dont ils sont utilisés nous prendrons parmi les exemples proposés par Taburet et col. (1986) la comparaison du comportement des médicaments suivant leur conditionnement et leur mode d’administration. Après administration par voie orale, le délai d’apparition d’un médicament dans le milieu intérieur dépend de sa solubilité dans les liquides digestifs et donc de son conditionnement (pilule, comprimé, gélule, poudre à dissoudre dans de l’eau, liquide en ampoule scellée, etc…). Il dépend aussi du temps d’absorption par l’estomac ou l’intestin et du temps de transit au niveau du foie, ces paramètres étant eux-mêmes tributaires du moment de la prise de médicament en relation avec la chronopharmacocinétique. Parce qu’après injection par IV il n’y a pas de délai d’apparition de la substance active dans la circulation sanguine et que sa biodisponibilité est de 100 %, ce mode d’administration et le MRTIV qui en résulte servent de références pour comparer les effets des différents modes de conditionnement et d’administration. Par exemple, si pour un médicament donné MRTIV est de 4 heures et MRTVO de 7 heures, le temps moyen nécessaire à l’absorption de ce médicament est de 3 heures : une simple soustraction a suffi. On peut aussi considérer qu’un médicament ingéré sous forme solide, en comprimé par exemple, est absorbé plus lentement que s’il est dissous dans un verre d’eau : la différence entre les MRT représente alors le temps de dissolution dans le tube digestif de la forme solide.

Les variations du temps de résidence moyen Tr au niveau de compartiments définis ou MRT pour le système entier, peuvent expliquer les variations d’efficacité d’un médicament ou autre substance active. Entre autres, on peut imaginer que si les Tr et/ou MRT sont trop brefs la liaison de la substance active avec ses récepteurs peut ne pas avoir le temps de se faire, s’ils sont trop longs des inhibitions (enzymatiques ou autres) peuvent avoir le temps de se manifester ...

 

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